Pour Alain Lapaire, directeur de la Division immobilier à Retraites Populaires, le marché immobilier se trouve face à une impasse en Suisse. Si l’effort de densification urbaine est approuvé par la loi, sa concrétisation s’avère complexe, notamment en raison d’oppositions systématiques.
Un paradoxe qui fige l’offre immobilière et se répercute aussi plus largement. Explications
Le Temps du 11 décembre 2023
Alain Lapaire, Directeur domaine immobilier
Sur le papier, tout le monde semble d’accord. Mais dans la pratique, personne n’est prêt à faire le pas. Approuvée par le peuple, la révision de la loi sur l’aménagement du territoire (LAT) incite à densifier les zones urbaines et constructibles afin de préserver la ressource sol. Seulement, sur le terrain, force est de constater que la population ne suit pas. Avec des oppositions devenues systématiques pour tout projet de développement ou de rénovation, le secteur immobilier se voit toujours plus entravé. Une dynamique néfaste, qui nuit au soutien de la croissance démographique et économique stimulant notre région. Les conséquences vont par ailleurs bien au-delà du secteur immobilier. Pour le comprendre, Alain Lapaire, directeur de la Division immobilier à Retraites Populaires, nous en dit davantage. Interview.
Globalement, quel est votre constat du secteur immobilier suisse? L’immobilier et ses différents acteurs sont confrontés à une situation des plus contradictoires. Au niveau légal, il est prévu de densifier les zones urbaines pour accueillir de nouvelles constructions, voire pour rénover et surélever des ouvrages existants. Ce développement maîtrisé et consciencieux du parc bâti doit ainsi permettre de préserver la ressource sol en évitant de construire trop en dehors des zones bâties. Seulement, dans la pratique, chaque projet rencontre des oppositions nombreuses, et cela de manière systématique. Ces oppositions sont à l’origine de retards et de lenteurs qui entravent fortement la branche, voire qui obligent à renoncer à certains projets.
Dans quelle mesure le secteur immobilier se trouve-t-il dans une impasse? En étant figé de la sorte, le secteur immobilier est confronté à des complications majeures. Sans pouvoir construire davantage, et cela à un rythme et dans des proportions nécessaires pour soutenir la croissance démographique et économique, nous restons confrontés à une rareté importante en termes de logements disponibles. Par conséquent, il y a une forte pression sur les loyers. Il en va de même pour les nouveaux projets qui voient le jour mais qui, en raison des compromis à faire pour lever les oppositions, restent sous-dimensionnés par rapport aux besoins réels. Contraint de diminuer son projet, un maître d’ouvrage ou un propriétaire n’a d’autre choix que de répercuter cette perte sur les loyers des biens à venir. A nouveau, cela contribue à maintenir des tarifs élevés, avec de fortes disparités régionales.
Outre la pénurie de logements et l’augmentation des loyers, quels autres effets néfastes peut-on mentionner? Sans logements à loyer raisonnable disponibles à proximité des principaux pôles urbains, les habitants s’orientent forcément vers des lieux de résidence éloignés, à la campagne ou dans des régions et cantons plus abordables financièrement. Ce qui augmente les besoins en termes de mobilité. Donc davantage d’automobilistes et de pendulaires, ce qui mène progressivement à une saturation des réseaux de transport. Autre effet à mentionner, celui du blocage de grands logements sous-occupés. Le cas typique concerne les seniors, qui, après un certain temps, ne sont plus forcément aptes à vivre dans leur logement, devenu trop grand ou trop excentré.
Seulement, sans offres adaptées, ces personnes préfèrent rester malgré tout dans des maisons ou appartements familiaux trop grands, mais avec un loyer abordable fixé depuis des décennies. Ce qui bloque ces biens pour de jeunes familles qui en auraient grand besoin.
En termes d’attractivité économique, quel impact cela engendre-t-il, notamment dans des secteurs marqués par une pénurie de main-d’œuvre qualifiée? En tant que petit pays, nous dépendons aussi de la main-d’œuvre étrangère, dont la présence s’avère nécessaire dans de nombreux secteurs, comme le milieu des soins, la construction ou encore l’hôtellerie-restauration et le tourisme. Mais à nouveau, sans trouver de logements abordables à proximité de leur lieu de travail, ces personnes sont nombreuses à ne pas poursuivre leur expérience professionnelle en Suisse, ce qui freine notre dynamique économique.
Quelles sont les solutions envisageables? Il est essentiel d’améliorer la communication des maîtres d’ouvrage et des propriétaires auprès de la population. Dans ce cadre, il faut réussir à rassurer et convaincre les riverains en soignant la présentation des projets que l’on prévoit de construire. Ce qui implique, en amont, de concevoir et développer des projets de qualité. Au niveau politique, il serait également intéressant de pouvoir réduire et simplifier les procédures administratives qui interviennent avant toute construction, de la mise à l’enquête à l’obtention du permis de construire. Dans ce sens, on peut mentionner le projet immobilier de Cheseaux-sur-Lausanne, propriété de la CPEV, la CIP et de Retraites Populaires, qui est une belle réussite. Entre sa finalisation cette année et le début des discussions en 2018, il aura fallu moins de cinq ans. Un fait malheureusement extrêmement rare. Ce projet incarne une vraie réussite en termes de procédures. Il a bénéficié de toutes les bonnes pratiques pour pouvoir être rapidement bâti, à commencer par le dialogue soutenu avec les riverains, l’implication de la commune et de la population ainsi que la qualité du projet architectural, qui répond à une vraie demande. Son emplacement, à proximité de la gare, s’est aussi avéré stratégique et apprécié, expliquant la rapide occupation de ces nouveaux immeubles.
Quel est l’état du patrimoine immobilier de Retraites Populaires et ses mandants? Retraites Populaires et ses mandants comme la Caisse de pensions de l’Etat de Vaud (CPEV) et la Caisse intercommunale de pensions (CIP) entretiennent et développent un parc immobilier constitué de 600 immeubles, pour 15 000 logements, principalement dans le canton de Vaud. En tant que caisse de pension, notre préoccupation concerne avant tout l’intérêt général. Notre objectif consistant à faire fructifier l’épargne de nos clients en investissant dans notre région pour générer des retombées économiques vertueuses, par exemple en proposant des loyers raisonnables mais aussi en faisant appel à des entreprises locales pour entretenir et développer notre parc d’immeubles. Dans ce cadre, sous l’impulsion de nos mandants, nous avons un budget de 70 millions de francs pour doubler notre taux de rénovation, passant de 1,5 à 3% du parc existant annuellement, notamment dans l’optique de répondre aux dernières normes durables et d’aller au-delà des exigences légales et d’améliorer le confort des locataires. Concrètement, cela équivaut à la rénovation énergétique d’environ 20 ouvrages par année.
Comment une caisse de pension publique peut-elle agir sur le marché? En tant qu’acteur immobilier d’envergure, notre rôle consiste à tendre vers un parc bâti proposant des biens durables, abordables et confortables. Mais également à construire pour contribuer à augmenter l’offre en matière de logements. En Suisse, nous avons la chance de bénéficier d’un cadre de vie des plus agréables, dans des biens qualitatifs. Il faut maintenant faire en sorte que la population comprenne nos démarches et aille dans le sens d’un développement immobilier sain. Parmi les leviers d’action à entreprendre, il est également important de promouvoir une approche architecturale favorisant les projets de plus grande hauteur ainsi que des surélévations. S’il faut bien sûr considérer les aspects esthétiques et d’empiètement sur la vue, cela vaut souvent mieux que d’empiéter sur le sol. Construire en hauteur, dans des limites raisonnables, permet de préserver la ressource sol et d’en profiter davantage.
Y a-t-il une mauvaise perception et compréhension de la densification urbaine et de sa nécessité pour soutenir la croissance démographique et économique? Très clairement. Chacun est sensible à son confort, ce qui est normal. Mais pour réduire notre dépendance à la rareté immobilière qui nous fige, il est essentiel de mieux accompagner et soutenir les projets de densification urbaine. A nouveau, tout le monde est perdant si on ne peut construire davantage. A commencer par les jeunes et les jeunes familles, qui ne trouvent pas de logements abordables à proximité de leur lieu d’études ou de travail. Puis, comme expliqué, les riverains, impactés par les pendulaires de plus en plus nombreux qui saturent les routes et les réseaux de transport. Et enfin les seniors, sans alternatives à leur logement trop grand, qui privent les familles en quête de biens adaptés à leurs besoins. Il nous faut donc sortir de ce cercle vicieux en nous inspirant des bons exemples qui démontrent la possibilité de bien faire lorsque tous les facteurs sont réunis.